L'ÉMERGENCE DE CENTRES INDUSTRIELS MONDIAUX EN INDE
26 février 2005
Le texte qui suit est la transcription du discours prononcé par M. Kumar Mangalam Birla lors du rassemblement organisé par India Today à New Delhi, les 25 et 26 février 2005.
Permettez-moi de commencer par remercier M. Aroon Purie et le groupe India Today de m'avoir invité à ce rassemblement, et pour l'occasion qui m'est ainsi donnée de partager quelques considérations avec vous. Au cours des quatre dernières années, ce rassemblement a gagné ses lettres de noblesse pour être maintenant reconnu comme une plateforme essentielle à la discussion et à la diffusion d'idées importantes, à la fois sur le plan national et international. Le thème de cette année, « perception et réalité », est un thème bien choisi pour observer l'Inde émergente. La bonne nouvelle, c'est que le fossé entre la perception de l'Inde et sa réalité semble être en train de se réduire de façon certaine. Une recherche Google, bien que considérée comme une preuve non scientifique, donne pour résultat 10 fois plus de références reliant « Inde » et « Chine » que « Inde » et « Tigre », et 100 fois plus que « Inde et Maharaja », en comparaison d'il y a seulement trois ans de cela. Et il ne fait aucun doute à mes yeux que les délibérations de ce congrès contribueront à dissiper encore davantage les illusions au sujet de l'économie indienne !
La question posée par le sujet de cette session, « L'Inde peut-elle devenir un centre mondial de la production industrielle ? », implique de tourner le regard vers l'avenir. Je crois me souvenir des paroles de Yogi Berra, le légendaire entraîneur de baseball, déclarant un jour que « L'art de la prédiction est difficile, surtout lorsqu'il s'agit de prédire l'avenir ! » Néanmoins ma tâche aujourd'hui se trouve nettement facilitée, car les tendances et données dont nous disposons suggèrent une réponse par l'affirmative concernant la place de l'Inde comme centre mondial de la production industrielle. Mais avant d'aborder spécifiquement l'histoire de l'Inde, permettez-moi d'attirer brièvement votre attention sur certaines des tendances mondiales importantes dans l'industrie.
Le visage changeant de l'industrie
Les centres de production industrielle émergent en raison d'un processus d'agglomération. En conséquence de cette agglomération, une part disproportionnée de la production industrielle est attirée à des endroits où le coût de la main d'œuvre est plus faible, ou alors donnant un meilleur accès au marché, voire les deux. Aussi lorsque la production de textiles s'est déplacée du nord-est des États-Unis vers le sud, puis vers le Japon, la Corée et maintenant la Chine et L'Inde, elle obéissait à un schéma prévisible. Il en va de même pour l'industrie automobile qui se déplaça de Detroit jusqu'à Mexico de l'autre côté de la frontière, puis au Brésil, avant d'arriver là aussi en Asie du Sud-Est.
Le déplacement de l'activité industrielle de l'ouest vers l'est est manifeste, une industrie après l'autre. Par exemple, près des deux tiers de la production mondiale de fibres provient aujourd'hui d'Asie, la même proportion que l'Amérique du Nord et l'Europe en 1980. Reflet de ce déplacement des bases de production, près d'un quart de la demande en combustibles trouve dorénavant son origine en Asie hors-Japon, en comparaison de seulement un dixième au milieu des années 1970. Pour prendre un exemple plus récent, la Chine, la Thaïlande et l'Inde ont contribué à hauteur de 36 pourcent à l'augmentation mondiale de la production de véhicules entre 2001 et 2004. La Chine totalise maintenant à elle seule un quart de la demande globale en acier et aluminium, près d'un tiers de la demande en charbon et 40 pourcent de la consommation de ciment.
Au cours des 30 dernières années, le poids du PIB global a progressivement glissé depuis l'Amérique du Nord et l'Europe vers la région de l'ASEAN. La part de l'Europe de l'OCDE a chuté de 5 pourcent, et celle des États-Unis et du Japon de 1 pourcent chacune. La croissance moyenne du PIB en Chine et en Inde au cours des 23 dernières années s'élevait à respectivement 9,5 et 6,7 pourcent. Même Taiwan, la Malaisie et le Vietnam ont connu des taux de croissance impressionnants s'élevant à plus de 6 %. L'histoire de la croissance de l'Inde est bien connue. Le point sur lequel je désire insister est le suivant : le PIB incrémental et les revenus augmentent bien plus rapidement en Asie, ce qui veut dire que la croissance incrémentale de la demande pour toutes sortes de biens manufacturés est amenée à s'accélérer nettement dans cette région. Parmi ses autres atouts, la situation géographique de l'Inde la met aux premières loges, avec la Chine, pour tirer parti de cette croissance de la demande régionale.
En dépit d'inquiétudes relatives au déclin mondial de la production industrielle, la part globale de la production industrielle dans le PIB avoisine toujours les 25 %. Encore une fois, cette proportion est bien plus importante au sein des économies émergentes d'Asie, ce qui ne peut que nous satisfaire, bien que dans l'ensemble l'essentiel de la valeur ajoutée industrielle provienne toujours du monde développé. La part de valeur ajoutée industrielle des nations développées a cependant diminué, passant de 85 à 75 pourcent, tandis que celle des nations en développement a augmenté de manière proportionnelle, de 15 à 25 pourcent. À l'intérieur de l'Inde, la VAI représente environ 17 % du PIB, soit beaucoup moins que nos partenaires d'Asie de l'Est, ce qui indique un net potentiel de croissance.
Ainsi, en y regardant de plus près, l'on s'aperçoit que dans l'ensemble la production industrielle ne décline pas du tout. De nombreuses opportunités s'offriront à ceux qui pourront s'adapter aux changements en cours dans l'industrie. De plus, ces opportunités sont particulièrement réjouissantes pour la partie du monde où nous nous trouvons.
Je vais maintenant vous parler de l'émergence de grandes concentrations industrielles en Inde. Je vous invite à prendre en considération trois facteurs déterminants. Le premier est le phénomène de l'inflexion, c'est-à-dire une croissance non linéaire signifiant le décollage de l'économie indienne. Ensuite, il faut tenir compte de certaines tendances émergentes qui vont jouer en faveur de l'Inde. Et enfin, l'ensemble des impératifs liés aux propres besoins de l'Inde dans une optique de développement, qui vont nous aider à dynamiser notre secteur de la production industrielle.
Premièrement, abordons le phénomène de l'inflexion.
Le phénomène d'inflexion en Inde
Compte-tenu de sa taille et de son taux de croissance, l'Inde représente aujourd'hui la masse critique dans de nombreux secteurs. Pour de nombreux biens de consommation, l'Inde est devenu le plus important, ou figure parmi les plus importants producteurs au monde. Cela inclut les deux roues motrices, le ciment, l'acier, les médicaments génériques, les tubes laminés et la fibre polyester. Quatre-vingt dix pourcent des diamants du monde font un passage en Inde dans leur chaîne de valeur ajoutée, des diamants non taillés aux pierres précieuses polies. À une échelle plus réduite, on note également de nombreuses réalisations. Pour n'en mentionner que quelques-unes, les plus grands fabricants de motos (Hero Honda) et de CD-ROMS (Moser Baer) sont basés en Inde. L'une des sociétés de notre propre groupe possède la plus grande fonderie de cuivre sur site unique du monde, et celle-ci est basée en Inde. De même, dans le nouveau domaine industriel et scientifique des activités de mise en orbite de satellites, une firme indienne figure parmi les six leaders mondiaux. Douze lauréats du prix Deming, considéré comme l'équivalent du prix Nobel dans le secteur de l'industrie, sont originaires d'Inde. En somme, le message de toutes ces réalisations est que l'Inde peut légitimement prétendre au rang de centre d'importance mondiale. Il ne s'agit pas là d'un objectif irréalisable. Mais plutôt d'une ambition se basant sur des réalisations antérieures bien tangibles.
Il existe maintenant suffisamment d'éléments suggérant que la trajectoire de croissance de l'Inde se situera à un niveau nettement supérieur pour les décennies à venir. Une tendance du passé subsiste, depuis un moment donné durant les années 1980, et rapprochant le taux de croissance des 6 pourcent plutôt que des 3,5 pourcent des trois décennies suivant l'indépendance. Cette tendance s'étend maintenant sur près de 25 années, une période comprenant 7 parlements, 10 premiers ministres et 12 ministres des finances, ce qui indique clairement une forme de résilience de la croissance. (Mon propos n'est pas non plus de nier le fait que la politique gouvernementale soit capable de faciliter une croissance plus élevée.) Les revenus par habitant grimpent eux aussi bien plus rapidement, en raison de la décélération de la croissance démographique. Tout cela aura des implications spectaculaires et profondes vis-à-vis du peuple et des entreprises d'Inde, et donc dans tout le secteur de l'industrie par la même occasion.
Selon certains calculs, en considérant un taux moyen de croissance annuelle du PIB de l'Inde de 5 pourcent sur les quelques prochaines décennies, cet indice sera amené à doubler tous les 14 ans. Le PIB actuel, ajusté en fonction du pouvoir d'achat à 2,95 billions de dollars, s'élèverait à 24 billions de dollars en 2047. Le PIB des États-Unis, qui se monte actuellement à 12 billions de dollars, à un taux de croissance moyen hypothétique d'environ 2 pourcent, ne serait en mesure que de doubler pour atteindre 24 billions de dollars en 2047, soit le même niveau que l'Inde. Ainsi, en l'espace de seulement un peu plus d'une génération, le PIB de l'Inde pourrait nettement dépasser celui des États-Unis pour hisser l'Inde au rang de seconde plus importante économie mondiale après la Chine, dont le PIB s'élèverait quant à lui, selon ces mêmes calculs, à 32 billions de dollars.
Cependant, de telles projections linéaires échouent parfois à saisir les caractéristiques d'une économie au stade du décollage, ce qui est peut-être le cas de l'Inde actuellement. Lorsque le PIB par habitant a atteint un certain seuil, la hausse du pouvoir d'achat intervient en force et la croissance tend à s'accélérer. La Corée du Sud constitue un exemple remarquable à cet égard ; elle est passée du rang de pays moins développé (« less-developed country », LDC) à celui de pays membre de l'OCDE en l'espace d'environ trois décennies.
Le potentiel de développement de l'Inde pour qu'elle devienne un carrefour mondial de la production industrielle est étroitement lié à ce phénomène d'inflexion. Comme cela a été constaté dans d'autres pays, la rupture de la courbe de tendance conduit à une croissance domestique accélérée, une augmentation des revenus utiles ainsi qu'une nette hausse de la demande intérieure. Le marché domestique en pleine expansion entraîne la machine jusqu'à un niveau de masse critique de production industrielle résultant d'un processus de ce type.
La démographie constitue un autre facteur amené à renforcer cette dynamique. Les tendances démographiques jouent en la faveur de l'Inde. Les populations des économies telles que l'Europe et le Japon ont déjà commencé à vieillir. En revanche il est prévu que l'Inde ait en 2050 la plus importante population de jeunes de moins de 25 ans au monde, soit plus de 550 millions et le plus grand nombre d'habitants dans la tranche d'âge active de 20 à 60 ans, 800 millions. Les tendances globales sont telles que d'importantes sommes de capitaux, dans les pays à la population vieillissante, devront être investies dans des secteurs à forte croissance et gourmands en capitaux, l'Inde n'en étant pas dépourvue. Il est d'ailleurs intéressant de noter à ce propos que les économies développées continueront de diriger les mouvements des activités nécessitant une main d'œuvre importante, basées dans des lieux comme l'Inde.
La confluence de ces facteurs, soit le seuil initial de décollage, une démographie favorable et la complémentarité entre les pays possédant une main d'œuvre nombreuse et ceux présentant les capitaux et la demande, contribue au phénomène d'inflexion.
Ce qui conforte en particulier ce point de vue, c'est que de nombreuses réalisations d'envergure mondiale de l'Inde sont des faits récents, et l'escalade s'est faite rapidement, renforçant la perception d'inflexion. Par exemple, en partant de rien et en l'espace de quelques années nous exportons dorénavant environ 4 milliards de dollars de pétrole brut raffiné, pour l'essentiel du pétrole et du diesel. Nous sommes passés de zéro à presque un milliard de dollar de production et d'exportation de cuivre. Les activités de recherche et développement de beaucoup de groupes géants, parmi eux IBM, Microsoft et GE, sont en train d'être déployées en Inde. La vitesse de propagation de la téléphonie en Inde est à couper le souffle, un fait qui a même forcé certains responsables politiques à admettre qu'ils avaient sous-estimé le potentiel de ce marché. La croissance des constructeurs et sous-traitants du secteur automobile est elle aussi exponentielle.
Ces exemples confortent ma conviction selon laquelle le phénomène d'inflexion va inévitablement porter l'industrie indienne vers de nouveaux sommets dans les années à venir. Il est donc urgent d'arrêter de penser en termes linéaires et incrémentaux, et de rêver vraiment en grand.
Permettez-moi maintenant de faire une brève parenthèse au sujet de deux tendances émergentes donnant un ascendant à l'Inde dans sa quête d'une position de grand centre industriel mondial, pour finalement résonner comme l'annonce « Avantage à l'Inde ».
Les tendances fondamentales jouant en faveur de l'Inde
La première tendance est l'ouverture croissante de l'économie indienne. J'emploie ici le terme tel qu'il est compris par les économistes, c'est-à-dire le ratio de biens et services par rapport au PIB, qui s'élève à près 28 pourcent dans le cas de l'Inde. Notre ouverture actuelle est plus importante que celle des États-Unis, où ce ratio se monte à 23,1 pourcent. Dans cet environnement de plus en plus ouvert, nous avons vu de nombreuses sociétés prospérer en ayant recours à une combinaison de réduction de coûts, d'innovation perspicace, et aussi de marketing agressif. Les données micro-économiques montrent qu'au cours des quelques dernières années, pour une majeure partie des entreprises, le taux de croissance des revenus tirés des exportations est plus élevé que celui des ventes globales ou même des bénéfices.
Non seulement les exportations croissent à près de 20 pourcent par an calculés en dollars, mais leur nature s'est en outre déplacée depuis les matières premières, vers des marchandises présentant davantage de valeur ajoutée comme les produits chimiques, l'ingénierie et le textile.
La seconde grande tendance générale est celle de l'externalisation. Ce qui a débuté comme une tendance s'appliquant seulement au secteur des NTIC et des services connexes, s'étend rapidement aux pièces automobiles, et même aux voitures, au génie mécanique, à la recherche pharmaceutique, aux tests cliniques et une multitude d'autres services. Cela va faciliter encore davantage le mouvement vers la mise en place d'activités industrielles de dimension mondiale en Inde. Il ne semble rien exister qui ne puisse être externalisé en Inde. Jadis on disait que certains services ne peuvent simplement pas être exportés, comme par exemple les coupes de cheveux bon marché. Pourtant, si vous me permettez une parenthèse de légèreté, je crois que bientôt le jour viendra où les barbiers indiens, munis de cyber-gants et assis dans les cyber-cafés de Mumbai, feront des coupes de cheveux pas chères à leurs clients américains : appelons cela de la télé-coiffure avec les moyens du bord !
Toutes ces tendances ne peuvent que nous encourager à déployer massivement l'industrie indienne afin de répondre à la demande des marchés domestique comme extérieur.
Je vais maintenant évoquer un autre facteur jouant un rôle dans le scénario de la plateforme industrielle mondiale. Ce facteur concerne les impératifs liés aux besoins de l'Inde en termes de développement.
Quelles sont les pré-conditions pour un élan industriel indien du point de vue économique ?
Les conditions à remplir sont à envisager sous divers angles. Le premier d'entre eux est notre stratégie de développement. Un taux de croissance élevé et stable de 8 pourcent est la manière la plus certaine de sortir une grande proportion de la population de la pauvreté. Et ce taux élevé ne peut être maintenu en s'appuyant uniquement sur la croissance de l'agriculture ou des services. En raison des contraintes naturelles inhérentes à l'agriculture, le meilleur taux de croissance que nous pouvons en attendre (qui sera limité par les anomalies occasionnelles de la mousson), s'élève à environ 3 à 4 pourcent. Le secteur des services ne peut pas croître dans son ensemble à un taux élevé, car près de la moitié de ses activités concerne la sous-traitance des services de l'État. D'où l'idée selon laquelle le secteur industriel doit jouer le rôle essentiel de locomotive, et pour cela il doit se développer à un rythme de 10 ou 12 pourcent, de façon à ce que l'économie dans son ensemble se maintienne à un niveau de croissance de 8 pourcent.
La seconde pré-condition est la démographie. Nous savons tous qu'aussi loin qu'il est possible de prévoir, la population active indienne présentera une croissance plus rapide (à 2,5 pourcent) que la population dans son ensemble (à 1,6 pourcent), car davantage de jeunes et de femmes feront leur entrée dans le monde du travail. Cette main d'œuvre supplémentaire ne peut être absorbée par le seul secteur agricole, étant donné la productivité chroniquement basse de celui-ci. Un cinquième seulement de notre production nationale, à savoir l'agriculture, est produite par les deux tiers de la population active. Il n'est clairement pas possible de maintenir ce rapport indéfiniment. La production industrielle a ainsi le potentiel de réduire significativement le chômage, et dans le même temps améliorer la productivité. Les salaires et la productivité du secteur industriel sont plus élevés, souvent par un facteur de cinq. Aussi, afin de transformer l'opportunité démographique en avantage sur le terrain, devons-nous créer des emplois dans la production industrielle. Nous n'avons pas véritablement le choix.
La troisième pré-condition fait intervenir la question des ressources. Pour ce qui est des minéraux, les métaux et les combustibles, nous avons été généreusement dotés par la nature. Nous sommes sur une importante masse continentale, et notre densité démographique n'est, en dépit d'une population nombreuse, que la moitié de celle des Pays-Bas par exemple. Si nous nous devons d'être vigilants pour ne pas épuiser notre capital naturel, notre économie et notre écologie peuvent supporter des niveaux significativement plus élevés d'activité industrielle.
Le quatrième impératif est celui consistant à se hisser au premier rang en termes de coût. L'inde figure parmi les producteurs les moins coûteux pour de nombreuses marchandises industrielles. Notre position globale de leader en termes de coût est soutenue par des avantages liés au coût de la main d'œuvre, et cela devrait perdurer tant que règnera un climat politique pragmatique. Nous avons en outre plusieurs atouts en termes de capital humain dans l'ingénierie et les sciences, accomplissant un travail bien moins onéreux que sa contrepartie en Europe ou aux États-Unis.
Ainsi, si je suis parvenu à vous persuader que l'inflexion de la croissance indienne et ses propres impératifs de développement signalent que nous nous dirigeons vers un élan industriel à échelle globale, permettez-moi d'ajouter que ce scénario de croissance ne saurait se dérouler sans embûches importantes. Penchons-nous un moment sur les trois principales à mes yeux.
La voie vers l'avenir
Climat politique
J'ai fait référence plus haut au fait que les grands centres industriels émergent grâce à un avantage en termes de coût du travail et de disponibilité des ressources. Or un facteur est susceptible d'inhiber ou de faciliter ce processus, il s'agit du climat politique. Ainsi, premièrement, qu'est-ce qui doit changer dans notre climat politique afin qu'il devienne plus attirant pour les investissements ?
La prise de décisions politiques dans le domaine économique est un processus en évolution constante, souvent expérimental, ou innovant. Parfois, les décideurs politiques commettent des erreurs, mais des réajustements de direction restent possibles. La politique indienne sur le plan des télécoms constitue un bon exemple montrant qu'une correction à mi-course relativement rapide, consistant à passer de droits de licence fixes à un régime de partage de revenus, a donné un souffle gigantesque à l'industrie, aux investissements et à l'économie. Par contraste, la libéralisation de l'électricité, qui a débuté avant celle des télécoms, n'a pas été en mesure d'inverser la tendance ni d'attirer des investissements conséquents. Singapour fournit des exemples remarquables de rectifications promptes de politique tenant compte réalités économiques et ayant stimulé la croissance. Ainsi, la capacité de la prise de décision politique à influer de manière nette est liée à la rapidité dont les politiques peuvent être adaptées aux réalités du terrain.
De même, dans la situation actuelle une somme importante de décisions politiques se joue autour du budget, qui peut représenter une bénédiction comme un malheur pour beaucoup. La communication de notre budget national est toujours précédée d'un intenable suspense. Le vote du budget ne revêt pas une telle importance dans tous les pays. Par exemple, dans les pays du sud-est asiatique où nous menons des activités, le budget est essentiellement une déclaration des comptes de l'État. Les politiques-clés affectant les affaires et l'industrie sont articulées sur une période d'au moins cinq ans, et ne font pas l'objet de chocs budgétaires annuels, comme c'est le cas en Inde. Il en résulte que les entreprises peuvent mener leurs activités dans des conditions stables et plus prévisibles.
Ainsi, si nous avons pour ambition de faire des grands projets et penser globalement, alors nous devons absolument mettre en place un cadre de décisions politiques à long terme.
Deuxièmement, l'infrastructure demeure le principal goulot d'étranglement. Je me contenterai à cet égards de mentionner deux domaines : l'approvisionnement en électricité et les ports.
Une enquête détaillée de la Banque Mondiale fait apparaître que les industriels indiens subissent près de 17 coupures d'électricité par mois, pour seulement une par mois en Malaisie et 4 en Chine. Neuf pourcent de la capacité totale est perdue en raison de pannes matérielles, en comparaison de 2,6 pourcent en Malaisie et 2 pourcent en Chine. De plus, le coût réel ajouté de l'électricité en Inde est plus élevé que celui de la Malaisie dans une proportion de 74 %, et 39 % plus élevé qu'en Chine.
Nos infrastructures portuaires sont elles-aussi inadéquates. Si le développement à l'échelle mondiale signifie que les marchandises doivent être exportées partout dans le monde, celles produites en Inde ne peuvent franchir le goulot d'étrangement des ports. Les 12 principaux ports indiens ne peuvent prendre en charge qu'environ 30 millions de TEU de trafic, alors que les besoins atteignent plutôt probablement les environs de 100 millions. La capacité de trafic de ports comme Singapour ou Hong Kong est au moins égale à quatre fois celle du plus grand port indien. Le temps de rotation des navires à quai dans les ports indiens est 10 fois moins efficace, en comparaison de nos équivalents d'Asie de l'est. Beaucoup de grands exportateurs indiens ont été contraints de construire et opérer leurs propres docks pour surmonter ces contraintes. Il s'agit-là d'un handicap difficile à neutraliser dans un monde aussi compétitif en termes de coût.
Notre propre parcours pour le cuivre mérite également d'être mentionné ici. Plus de 20 pourcent du coût de notre projet initial était alloué à la construction de docks privés, d'une centrale électrique captive et d'une canalisation d'eau de 70 kilomètres. Ces infrastructures sont considérées comme pré-acquises dans le plupart des économies développées, ainsi que dans la majeure partie des pays voisins d'Asie. Malgré ces surcharges de coût, nous avons été en mesure de maîtriser les nôtres, et sommes notés à l'échelle mondiale dans le premier quart de classement en termes d'efficacité de coût.
Enfin, troisièmement, permettez-moi de mettre l'accent sur le problème final de la mise en œuvre. Les plans et politiques n'ont de valeur qu'en fonction de la vitesse à laquelle ils sont exécutés. Il est nécessaire que nous insistions bien davantage sur la vitesse de prise de décisions et de mise en œuvre afin de permettre aux projets de prendre leur envol et atteindre leurs objectifs aussi rapidement que possible. Cela vaut particulièrement pour les investissements étrangers directs (Foreign Direct Investments, FDI). Le plus souvent, les projets d'investissements restent dans les tiroirs en raison de la lenteur des procédures d'approbation.
Conclusion
En conclusion, j'ajouterai qu'il en va de la responsabilité des entreprises et des décideurs politiques de s'assurer que l'Inde ne rate pas son bus. La feuille de route de l'Inde pour devenir un grand centre industriel mondial devra s'appuyer sur les socles de la vision globale, d'un état d'esprit passionné d'aventure industrielle, d'une attention particulière portée aux innovations créatrices de valeur et d'un climat favorable eux activités.
S'il peut sembler difficile, et même impraticable dans le sens opérationnel, de concevoir le fait de rendre un pays compétitif dans tous les secteurs, nous pouvons néanmoins résolument concevoir et mettre en œuvre un plan stratégique visant à rendre plus compétitifs nos secteurs industriels et/ou nos conglomérats.
Ce qui à terme fera pencher la balance du côté de l'Inde est, selon moi, l'attitude irréductible des entrepreneurs indiens. À de nombreuses reprises, nous avons prouvé aux cyniques qu'ils se trompaient, en rebondissant encore plus fort malgré la sévérité des contraintes.
Par ailleurs l'histoire économique de l'Inde a toujours été empreinte d'un esprit d'entreprenariat trouvant ses origines il y a plus de cent ans. La manière dont l'économie indienne réagit, même sous les contraintes, est tout simplement fascinante. L'Inde et les Indiens mériteraient, légitimement et à raison, et dans une perspective ambitieuse, de devenir un centre névralgique industriel mondial : c'est précisément cet esprit indomptable qui parviendra à amener l'Inde vers le monde.